• CHAPITRE XXIII

     

    Le plaisir

     
     
    Alors, un ermite, qui visitait la ville une fois par an, s'avança et dit, Parle-nous du Plaisir.

    Et il répondit, disant :

    Le plaisir un chant de liberté,

    Mais il n'est pas la liberté.

    Il est l'épanouissement de vos désirs,

    Mais non leur fruit.

    C'est un abîme appelant un sommet,

    Mais ni un abîme ni un sommet.

    C'est le prisonnier prenant son envol,

    Mais non l'espace qui l'entoure.

    Oui, en vérité, le plaisir est un chant de liberté.

    Et je serai trop heureux de vous l'entendre chanter de tout votre cœur ; mais je ne voudrai pas vous voir perdre vos cœurs en ce chant.

    Certains parmi vos jeunes recherchent le plaisir comme s'il était tout, et ils sont jugés et châtiés.

    Je ne voudrais pas les juger, ni les châtier. Je voudrais qu'ils cherchent.

    Car ils trouveront le plaisir, mais pas lui seul ;

    Sept sont ses sœurs, et la moindre d'entre elles est plus belle que le plaisir.

    N'avez-vous point entendu parler de l'homme qui creusait la terre pour découvrir des racines, et qui trouva un trésor ?

    Et certains de vos anciens se souviennent du plaisir avec regret, comme des fautes commises en état d'ivresse.

    Mais le regret est pour l'esprit un obscurcissement, et non son châtiment.

    Ils devraient se souvenir de leurs plaisirs avec reconnaissance, ainsi qu'ils se souviennent d'une récolte d'un été.

    Pourtant, si le regret les réconforte, laissez-les en être réconfortés.

    Et il y a parmi vous ceux qui ne sont ni assez jeune pour chercher, ni assez vieux pour se souvenir ;

    Et dans leur crainte de chercher et de se souvenir, ils fuient le plaisir, de peur de négliger l'esprit ou de lui faire offense.

    Mais dans leur renoncement même est leur plaisir.

    Et ainsi ils trouvent également un trésor, bien qu'ils creusent à la recherche de racines de leurs mains tremblantes.

    Mais dites-moi, qui peut prétendre offenser l'esprit ? Le rossignol offensera-t-il la tranquillité de la nuit, ou la luciole celle des étoiles ?

    Et la flamme ou la fumée de votre feu sera-t-elle un fardeau pour le vent ?

    Croyez-vous que l'esprit soit un étang paisible que vous pouvez troubler d'une perche ?

    Souvent, en reniant le plaisir vous ne faites qu'accumuler le désir dans les replis de votre être.

    Qui peut savoir si ce qui paraît oublié aujourd'hui n'est pas dans l'attente de vos lendemains ?

    Votre corps, lui, connaît son hérédité et son juste besoin et ne voudra pas être déçu.

    Et votre corps est la harpe de votre âme,

    Et il n'en tient qu'à vous d'en issir une musique ravissante, ou des sons discordants.

    Et maintenant vous vous demandez en votre cœur, "Comment allons-nous distinguer ce qui est bon dans le plaisir de ce qui ne l'est pas ?".

    Allez dans vos champs et vos jardins, et vous découvrirez que butiner le nectar de la fleur est le plaisir de l'abeille,

    Mais c'est aussi le plaisir de la fleur de donner son nectar à l'abeille.

    Car pour l'abeille, la fleur est une source de vie,

    Et pour la fleur, l'abeille est la messagère de l'amour,

    Et pour tous deux, l'abeille et la fleur, donner et recevoir le plaisir sont un besoin et une extase.

    Peuple d'Orphalese, soyez en vos plaisirs comme la fleur et l'abeille.

     

    Khalil Gibran


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  • CHAPITRE XXII


                                                                                                                        La prière
       

    Puis une prêtresse dit, parle-nous de la Prière.

    Et il répondit, disant :

     

    Vous priez quand vous êtes dans la détresse et le besoin ; puissiez-vous également prier dans la plénitude de votre joie et en vos jours d'abondance.

    Car qu'est-ce que la prière sinon la dilatation de votre être dans l'éther de la vie ?

    Et si c'est pour votre réconfort que vous déversez votre trouble dans l'espace, c'est aussi pour votre plaisir que vous répandez l'aurore de votre cœur.

    Et si vous ne pouvez que pleurer quand votre âme vous appelle à la prière, elle devrait vous aiguillonner encore et encore, en dépit de vos pleurs, jusqu'à ce que vienne en vous le rire.

    Quand vous priez, vous vous élevez dans les airs à la rencontre de ceux qui sont en train de prier en ce même instant, et que vous n'auriez jamais rencontré en dehors de la prière.

    Aussi, que votre visite en ce temple invisible ne soit qu'extase et tendre communion.

    Car si vous entrez dans le temple sans autre but que de demander, vous n'obtiendrez rien :

    Et si vous y entrez pour vous mortifier, vous ne serez pas élevé :

    Ou même si vous y entrez pour solliciter le bonheur pour les autres, vous ne serez pas entendu.

    Il suffit d'entrer dans le temple invisible.

    Je ne puis vous apprendre comment prier avec des mots.

    Dieu n'écoute point vos mots, sauf lorsque Lui-même les prononce à travers vos lèvres.

    Et je ne puis vous apprendre la prière des mers et des forêts et des montagnes.

    Mais vous qui êtes nés dans les montagnes et les forêts et les mers, vous pouvez trouver leur prière en votre cœur,

    Et si seulement vous écoutiez dans la tranquillité de la nuit, vous les entendrez dire en silence :

    "Notre Dieu, qui êtes notre moi-ailé, ta volonté en nous est notre volonté.

    Ton désir en nous est notre désir.

    C'est ton élan en nous qui voudrait transformer nos nuits, qui t'appartiennent, en jours, qui t'appartiennent aussi.

    Nous ne pouvons rien te demander, car tu connais nos besoins avant même qu'ils ne soient nés en nous :

    Tu es notre besoin, et dans le don de plus de toi même, tu nous donnes tout."

     

    GibranKhalil

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      mosquée

    synagogue


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  • CHAPITRE XXI
                                                 
                                                                 Le bien et le mal


                              
               Et un des aïeux de la cité dit, Parle-nous du Bien et de Mal.

    Et il répondit :

    Du bien en vous je puis parler, mais non de ce qui est mal.

    Car qu'est-ce que le mal sinon le bien torturé par sa propre faim et sa propre soif ?

    En vérité, quand le bien est affamé, il recherche la nourriture même dans les grottes obscures, et quand il a soif il se désaltère même dans des eaux mortelles.

    Vous êtes bon quand vous êtes unis avec vous-même.

    Pourtant, vous n'êtes pas mauvais quand vous n'êtes pas uni avec vous-même.

    Car une maison divisée n'est pas un repaire de voleurs, elle n'est qu'une maison divisée.

    Et un navire sans gouvernail peut dériver sans but près d'îles dangereuses, mais ne pas sombrer.

    Vous êtes bon quand vous vous efforcez de donner de vous-même.

    Pourtant, vous n'êtes pas mauvais quand vous cherchez le profit pour vous-même.

    Car quand vous cherchez le profit vous n'êtes qu'une racine qui s'agrippe à la terre et tête à son sein.

    Certainement, le fruit ne peut dire à la racine, "Soit à mon image, plein et mûr et toujours généreux de ton abondance".

    Car pour le fruit, donner est une nécessité, et recevoir est une nécessité pour la racine.

    Vous êtes bon quand vous êtes pleinement conscients dans votre parole.

    Pourtant, vous n'êtes point mauvais quand vous êtes endormi alors que votre langue titube sans but.

    Et même un discours chancelant peut fortifier une langue faible.

    Vous êtes bon quand vous marchez vers votre but fermement et d'un pas hardi.

    Pourtant, vous n'êtes point mauvais quand vous y allez en boitant.

    Même celui qui boite ne va pas à reculons.

    Mais vous qui êtes forts et rapides, veillez à ne pas boiter devant les estropiés en croyant être gentil.

    Vous êtes bon d'innombrables manières et vous n'êtes point mauvais quand vous n'êtes pas bon.

    Vous ne faites que musarder et paresser.

    Quel malheur que les cerfs ne puissent donner leur promptitude aux tortues.

    Votre bonté réside dans votre aspiration envers votre moi-géant : et cette aspiration existe en vous tous.

    Mais en certain d'entre vous, cette aspiration est un torrent qui se rue puissamment vers la mer, emportant les secrets des coteaux et les chants de la forêt.

    Et en d'autres, elle est un ruisseau paisible qui se perd en méandres et en détours et s'attarde avant d'atteindre le rivage.

    Mais que ceux chez qui l'aspiration brûle ne disent pas à ceux chez qui elle est faible, "Pourquoi es-tu lent et hésitant ?".

    Car celui qui est vraiment bon ne demande pas à celui qui est nu, "Où sont tes vêtements ?", ni au sans logis, "Qu'est devenue ta maison ?"

     

    Gibran KHALIL


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  • CHAPITRE XX

                         Le temps

     

    Et l'astronome dit, Maître, qu'en est-il du Temps ?

    Et il répondit :

    Vous voudriez mesurer le temps, qui est infini et incommensurable.

    Vous voudriez ajuster votre conduite et même diriger la course de votre esprit en fonction des heures et des saisons.

    Du temps vous voudriez faire un fleuve, sur la berge duquel vous seriez assis pour le regarder couler.

    Pourtant, ce qui est éternel en vous connaît l'éternité de la vie,

    Et il sait qu'hier n'est que le souvenir d'aujourd'hui et que demain est son rêve.

    Et que ce qui en vous chante et s'émerveille réside encore au sein du premier instant qui dispersa les étoiles dans l'univers.

    Qui parmi vous ne ressent point que son pouvoir d'aimer est sans limites ?

    Et pourtant qui ne ressent pas cet amour même, bien que sans limites, concentré au centre de son être, et n'errant pas de pensée d'amour en pensée d'amour, ni de geste d'amour en geste d'amour ?

    Le temps n'est-il pas comme l'amour, indivisible et sans repos ?

    Mais si dans vos pensées vous devez mesurer le temps en saisons, que chaque saison encercle toutes les autres saisons.

    Et qu'aujourd'hui étreigne le passé dans le souvenir, et le futur dans le désir .

     

                                              Gibran K halil.

     


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  • Chapitre XIX

     

    La parole

     
    Puis un érudit dit, Parle-nous de la Parole.

    Et il répondit, disant :

    Vous parlez quand vous cessez d'être en paix avec vos pensées ;

    Et quand vous ne pouvez d'avantage demeurer dans la solitude de votre cœur vous venez vivre dans vos lèvres, et leur son devient un divertissement et un passe-temps.

    Dans bien de vos paroles, la pensée est à moitié massacrée.

    Car la pensée est un oiseau de l'espace, qui dans une cage de mots peut certes déplier ses ailes, mais ne peut voler.

    Il y a ceux parmi vous qui recherchent le bavard de peur d'être seul.

    Le silence de la solitude révèle à leurs yeux leur moi dans sa nudité et ils voudraient s'enfuir.

    Et il y a ceux qui parlent et qui, sans le savoir et sans le préméditer, révèlent une vérité qu'ils ne comprennent pas eux-mêmes.

    Et il y a ceux qui recèlent la vérité en eux, mais qui ne la disent pas avec des mots.

    Au sein de tels êtres, l'esprit demeure dans le battement du silence.

    Quand vous rencontrez votre ami sur le bord de la route ou sur la place publique, laissez votre esprit animer vos lèvres et diriger votre langue.

    Laissez la voix de votre voix parler à l'oreille de son oreille ;

    Car son âme retiendra la vérité de votre cœur, comme le goût du vin persiste dans la bouche,

    Alors que sa couleur est oubliée, et que le flacon n'est plus.

     

    Gibran KHALIL


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