A gauche, Jacques Brel – il fume, l’abbé. Avec sa coiffure de Don Quichotte, et sa tronche
de rossinante. Celui qui s’effare, suant dans le noir de l’Olympia ; celui qui vibre. Jacques Brel, c’est l’émotion ! C’est un cœur qui flambe – une voix de cendre : « Ma mère, voici le temps
venu, d’aller prier pour mon salut ! » Diction de flamme : brûlante, acérée, accrocheuse. Inimitable. Une voix en noir et blanc ; austère et profonde ; une voix du Nord et de la nuit. Jacques
Brel, le galérien : le fou, le cheval, qui court, qui court !… et la musique qui tente de le suivre, lui et ses grandes dents, lui et ses grandes mains, qui bouillonnent derrière le micro ! Brel,
c’est la sueur, la grimace : la gifle. Le chanteur du choc : la violence incarnée. Le poète du « contre » ; celui en crise, déchiré, qui brûle – même trop, même mal. Poétique du feu. Brel, c’est
un peu la vie : ce sont des mots qui pleurent, et qui nous font pleurer. Des mots en mouvement, qui sentent le brûlé.
Au milieu, Léo Ferré – il fume, le lion. Avec sa crinière en gestation, et ses dents du bonheur. Léo, l’idole ; un drôle de type qui
fait des chansons pour le diable : Ferré, le damné. Avec sa voix, comme un cri perdu dans la nuit ; sa voix de chien sans maître, ni dieu – ses aboiements. Léo Ferré, c’est la mélancolie ! Ce
sont des phrases désespérées, qui se suivent en pleurant ; qui se délitent, qui s’effondrent et s’abattent sur des quarts d’heure entiers, qui provoquent à l’amour et à l’anarchie. Ferré : la
poésie qui revendique, la poésie qui n’accepte pas ; celle qui chante le malheur, qui fait l’amour et nous plonge dans l’émotion ! Ferré... avec sa tronche faite pour le spleen ; et sa gueule
ouverte – toujours ! Ses chansons vitamines, ses joies sans espoir et ses mots comme le nouveau monde ! Ferré : cet adolescent, qui chante sa blessure ; ce poète papou qui s’ébat dans l’horreur
de la vie, où le chagrin ne se repose pas, où le temps s’en va… Ferré : c’est extra !
A droite, George Brassens – il fume, le vieux.
Avec sa pipe, et sa moustache. Son air de pépé. Brassens, et sa guitare ; sa musique de chêne, sa musique qui sent le bois. Ses sons, dépouillés, dépiautés, sans fioritures, comme des cordons
tirés à l’extrême, où ne peux plus rien passer que la musique – chianée, sautillante, absolue. Et sa voix, aussi – large, vibrante. Une voix qui chante. Qui chante tout : les copains, la liberté,
l’amour et la mort. Avec la rigueur et l’alexandrin. Une écriture drastique, métrique, où ne s’éteint pas le style, où fleurissent frissons et éclairs, où l’on chasse les papillons. Brassens,
c’est la verve ! Une œuvre qui sent la terre, qui sent le profond. Brassens… ça semble venir de loin, de nulle part. Brassens, il y a longtemps. Jamais. Lui et ses rimes ; des mots, des mots,
partout ; vers, verts : et le vulgaire devient sublime ! Brassens, c’est lui et sa guitare ; c’est presque rien. C’est presque tout…. C’est l’essentiel. Brassens : intemporel – à travers
ciel .
Ils nous manquent ces grands penseurs de la chanson. Leur popularité les faisait toucher large et juste. Nos intellectuels actuels ne savent pas faire dans le grand public.