• "Je ne parle pas la langue de mon père".

    leila sebbar
    Voici un extrait d’un très beau livre que je suis en train de lire actuellement ; il est de la romancière franco-algérienne Leïla SEBBAR.
     

    Leïla SEBBAR est née  le 19 novembre 1941 à Aflou (Hauts-plateaux algériens dans le département d’Oran) d'un père algérien et d'une mère française, instituteurs.

     

    "Nous portions, mes sœurs et moi, en carapace, la citadelle de la langue de ma mère, la langue unique, la belle langue de la France, avec ses murs opaques qu’aucune meurtrière ne fendait, l’école était entourée d’un muret bas sur lequel était planté un grillage vert, était-il vert? Je le vois, il est vert, peut-être du fil de fer tressé de la couleur du métal? Il faisait de petits losanges réguliers à travers lesquels on regardait la rue, le stade, les maisons arabes qui s’ouvraient à notre passage, mais pour nous voir de dos, le portail entrebaillé, lorsque nous allions à l’école du village, l’école des filles.  Citadelle close, enfermée dans sa langue et ses rites, étrangère, distante, au coeur même de la terre dont nous ne savions rien et qui avait donné naissance à mon père, aux garçons de sa langue, à nous, les petites Françaises, à mon frère séparé de nous, les filles, hors de la maison.  Citadelle invincible, qui la protégeait?  La République? La Colonie? La France? Mon père, le maître des garçons, aurait-il été leur père avec une des femmes des maisons d’en face?  Et nous allions, exposées, corps et âme, hors de la forteresse, ils nous attendaient, nous étions seules, trois, ils étaient nombreux, une bande pieds nus, les cheveux ras, en guenilles, ceux qui n’allaient pas à l’école de mon père, les autres portaient des chemises et des pantalons récupérés par les mères, propres mais froissés, certains avec des chéchias rouge sombre, je les voyais depuis la porte qui ouvrait sur la cour de récréation, si, malade, j’avais dû rester à la maison sous la surveillance d’Aïcha ou de Fatima, qui ne m’obligeaient pas à rester couchée.  Ils nous guettaient, je le savais, et je crois que le tremblement intérieur qui se mêle à l’effroi était le signe de cette attente quotidienne des mêmes mots, appris par coeur, les seuls que je n’ai pas oubliés, si je ne les avais pas entendus, aurais-je été déçue?  L’excitation physique, verbale, des garçons, je la sentais, sachant que le sang ne coulerait pas, qu’ils n’oseraient pas blesser réellement l’une ou l’autre, comme si nous étions précieuses, je sais que nous étions précieuses pour nous, pour eux, je le sais, pas seulement à ce moment où j’écris, je le savais alors, terrifiée que j’étais, mais aussi attentive aux gestes et aux mots qui venaient jusqu’à nous, pour nous, parce que nous étions ces filles-là… la rage des garçons, plus furieuse à distance, ils avançaient, reculaient, sans jamais dépasser la limite géographique du talus au bord des oliviers, nous de l’autre côté de la route, bien à droite et raides, se heurtait à notre silence, à notre détermination à avancer toujours plus vite pour perdre la guerre aiguë des mots vénéneux.  Imperceptible, sombre comme l’interdit, un trouble doublait la peur.  Trop visibles, vulnérables, à travers nous, ils insultaient la différence manifeste, provocante sûrement. Comment n’auraient-ils pas, toujours à l’affût d’un fragment minuscule de peau féminine, hurlé de joie et de colère au passage de ces jambes nues jusqu’à la cuisse et blanches, six fois exhibées, au rythme de la marche et de la courte jupe plissée qui ourlait le tablier d’école?  Ils avaient tous dépassé l’âge du bain avec les femmes, les mères, soeurs, cousines, bain public qui enfermait corps et vapeurs dans l’eau, pour une fois abondante, et les rires contrôlés.  Et là, sous leurs yeux, chaque jour à la même heure, ces filles ne savaient pas qu’elles étaient impudiques, étrangères à la langue et à la coutume qui voile depuis les cheveux jusqu’à la cheville, ces filles de la citadelle hermétique que leur mère, la Française, habillaient trop court à la manière des Nazaréens dévergondés, et que le père abandonnait à la voie publique et au regard des garçons, ce père n’avait-il pas de religion, était-il un chien d’infidèle, pour laisser ses filles au caprice d’une chrétienne sans jugement? Et personne pour prévenir que ces filles, n’importe lequel d’entre eux aurait pu… Ils criaient, c’était un avertissement qu’il fallait réitérer jour après jour, à la fin… Et elles, innocentes, tranquilles comme si un ange gardien les accompagnait, elles entendaient les mots orduriers, les seuls qu’elles retiendraient, scellés dans un coin de la mémoire, dans une chambre noire de la citadelle, les mots des garçons fascinés par la peau lisse et blanche de ces captives offertes, les mots imprimés sur la chair à nu disaient aussi la rage de séduire, avec quels autres verbes l’auraient-ils déclarée?  La rage de posséder ces jeunes corps vivants, énigmatiques.

    Ainsi mon père ignorait, commandant la fragile forteresse de la langue coloniale, que ses filles, qu’il croyait à l’abri de la furie sexuelle des garçons, jour après jour, et durant combien d’années, de quartier indigène en quartier indigène, d’un “quartier nègre” à l’autre, et parce que dans la maison d’école il ne parlait pas la langue de sa mère, la langue de sa femme, l’étrangère, la Française, l’avait choisi, lui, l’enfant de la mer, exilé sur les hauts plateaux, enfant de la ville, déporté au bled, revêtu de la blouse grise taillée à sa mesure, instituteur de la république, mon père n’aura jamais su que le silence de sa langue, dans la maison de la Française, se muait en mots de l’enfer, la porte franchie, et que ses filles seraient asphyxiées, étourdies par la violence répétée du verbe arabe, le verbe du sexe… Je dis, j’écris “ses filles”, je devrais écrire plutôt: moi, asphyxiée, étourdie… J’ai déjà signalé notre silence sur cette scène de la rue quotidienne, furieuse, où le dedans du corps vacille, celui de mes soeurs?  Je ne le saurai pas, je connais la sournoiserie du silence, qui simule l’oubli avec quelle constance… et la dénégation répétée qui fait douter de sa propre mémoire.

    Mon père, avec lui, nous séparait de sa terre, de la langue de sa terre.  Pourtant tout autour de l’école c’était l’arabe.  Les murs n’étaient pas si épais…"
    sebar

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  • Commentaires

    1
    Samedi 26 Décembre 2009 à 15:52
    Marc de Metz
    J’ai eu la chance de vivre en Algérie enfant.
    J'ai vécu à Oran, j'en garde de superbes souvenirs.
    Merci de nous présenter ce très beau livre.
    @micalement, Marc de Metz.
    Bonne fin de journée.
    2
    Samedi 26 Décembre 2009 à 18:22
    Marah
    Lol apparemment elle a souffert quand elle était jeune, mais elle aurait dû apprendre cette langue, elle aurait dû apprendre ces traditions...enfin Fethi ce n'est pas du tout mon style de lire ce genre de livre, a vrai dire j'aime pas lol, mais chacun son style et je respecte le tien ;) donc bonne lecture :P

    Voilà donc j'espère que tu as passé une bonne semaine ainsi et comment ça se passe ce début de weekend bien comme il faut lol, allez bon début de soirée et bon dimanche, gros bisous à toi
    3
    Samedi 26 Décembre 2009 à 18:41
    @lain
    Bonjour Fethi et merci beaucoup pour ton passage sur mon blog.

    Un bien beau passage qui transmet encore l'émotion des années ou chacun se plaisait à s'entendre et à se comprendre.

    Merci
    Bien amicalement
    @lain
    4
    Dimanche 27 Décembre 2009 à 22:11
    Saliha
    Bonsoir Fethi.
    Beau résumé du livre.Je vous souhaites une très bonne et heureuse année 2010 et tous mes meilleurs voeux d'Algérie.A bientôt.
    5
    Mardi 29 Décembre 2009 à 11:45
    Violette dame mauve
    Journée de repos hier donc pas allée sur blog amis. Me ratrappe aujourd'hui.
    Bonne fête de fin d'année
    Bises
    Violette c+
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